- ROMAN POLICIER
- ROMAN POLICIERContrairement à une opinion admise, il peut y avoir des romans policiers sans cadavre et même sans policier. Toutes les tentatives pour définir et codifier le genre, si l’on peut parler de genre, ont échoué. Poe, le premier, dans Genèse d’un poème , le définit comme un mystère que l’on résout «avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique». Mais le succès des Mémoires de Vidocq avait montré que l’on pouvait intéresser le lecteur à la simple traque d’un assassin identifié dès le départ et écrire ainsi un roman policier. Crime et châtiment demeure un parfait exemple de roman criminel sans mystère.Lorsque, en 1928, Van Dine crut pouvoir définir les vingt règles du roman policier dans un article de l’American Magazine , il évoqua le roman-jeu, une sorte de partie d’échecs, un exercice intellectuel de bon ton destiné à rester artificiel et frivole. Raymond Chandler n’eut aucun mal à faire voler en éclats les prétentions de Van Dine au nom du simple réalisme et de la vérité psychologique.Se réclamant de Léo Malet, le «néo-polar» à la française repousse toute règle, toute sujétion, et n’a le plus souvent que de lointains rapports avec les énigmes chères à Agatha Christie. Le sexe, la politique, les revendications sociales y occupent une place plus importante que le crime.Et l’on ne saurait oublier le roman de simple consommation, le plus lu, celui qui se vend dans les grandes surfaces, entre les paquets de lessive et les produits laitiers. Quel rapport entre Edgar Poe et Gérard de Villiers dont les livres sont abandonnés, une fois parcourus, sur les banquettes des trains ou jetés au vide-ordures?Peut-être convient-il de renoncer aux querelles esthétiques pour constater que le roman policier est avant tout le reflet d’une époque, le miroir d’une société qui y projette ses peurs et ses fantasmes.Aux origines du roman policierLe roman policier est peut être né avec l’Œdipe roi de Sophocle. Œdipe mène l’enquête sur un crime ancien, l’assassinat du roi de Thèbes. Il découvrira le coupable: lui-même... l’enquêteur était le meurtrier. Plus traditionnellement, on fait remonter les débuts du genre au Zadig de Voltaire. Le héros y reconstitue, à partir de traces dans le sable, le signalement de la chienne de la reine. On invoque aussi une origine chinoise, à laquelle fait référence le juge Ti du sinologue Van Gulik. En réalité, le roman policier date de la révolution industrielle, de l’accroissement de la population ouvrière dans les villes et de l’effroi qui en naquit. Le glissement de la «classe laborieuse» à la «classe dangereuse», analysé en 1840 par Frégier, provoqua une peur dans la bourgeoisie, que traduisent bien Les Mystères de Paris d’Eugène Sue et la fascination exercée par le poète-assassin Lacenaire. Face au péril: la police. Après la chute de l’Empire et celle de son tout-puissant ministre Fouché, cent pamphlets avaient dénoncé l’institution. Mais le combat était politique. Les Mémoires de Vidocq , en 1828, puis de nombreux ouvrages, dont les Mémoires tirés des archives de la police de Paris par Peuchet qui en fut le conservateur (ils inspirèrent à Alexandre Dumas l’histoire du comte de Monte-Cristo), attirèrent l’attention sur la lutte contre le crime. La police, garante de l’ordre politique, devint aussi le rempart de la propriété. Le Corentin de Balzac, le Javert de Victor Hugo, le Salvator de Dumas sont autant de facettes d’un mythe nouveau: le policier.Un policier qui triomphe plus par l’intelligence que par la force. En reconstituant les restes de la jument à laquelle était attelée la charrette portant le baril de poudre qui avait explosé au passage de la voiture du Premier consul, Dubois, préfet de police de l’an VIII, était ainsi remonté jusqu’aux auteurs de l’attentat: il avait fondé la police scientifique. C’est l’Américain Edgar Poe qui comprit le premier la leçon. Dans Meurtres dans la rue Morgue (The Murders in the Rue Morgue ) publié en 1841 et que traduira Baudelaire, Dupin, le héros, apporte, par la seule force de son raisonnement, la solution de l’énigme, un crime commis de façon atroce dans un lieu clos. La Lettre volée (The Purloined Letter ) et Le Mystère de Marie Roget (The Mystery of Marie Roget ) suivront. Ces trois histoires policières ont un point commun: elles se passent à Paris. Au départ, elles proposent un mystère inexplicable; à la fin, toutes les impossibilités écartées par le raisonnement, reste la solution juste.Le détectiveDans les histoires de Poe, le personnage essentiel est le détective. L’assassin importe peu et la victime encore moins. Le véritable héritier de Poe fut Émile Gaboriau. Secrétaire du romancier Paul Féval, Gaboriau se lia avec un ancien inspecteur de la sûreté, Tirabot, qui lui inspira, en 1863, L’Affaire Lerouge . Ce premier roman fut suivi par Le Dossier 113 et Le Crime d’Orcival en 1867, Monsieur Lecoq en 1869 et La Corde au cou en 1873. Le personnage de Lecoq est au centre de ce cycle. Il fait songer à Vidocq. Ancien délinquant, il raisonne en se mettant à la place du criminel. Ici, ce sont les aspects pratiques de l’enquête qui l’emportent sur la méthode déductive chère à Dupin.L’influence de Gaboriau fut considérable. Son meilleur disciple demeure Fortuné du Boisgobey, qui écrivit La Vieillesse de M. Lecoq . Mais il faudrait citer aussi le Maximilien Heller de Cauvin et les innombrables romans d’Eugène Chavette ou Pierre Zaccone. Conan Doyle va pourtant surpasser ses rivaux en créant le plus célèbre des détectives, Sherlock Holmes. Pourquoi le locataire du 221 B Baker Street l’emporte-t-il sur ses prédécesseurs? Parce qu’il est fils du positivisme qui domine la seconde moitié du XIXe siècle. C’est alors l’apothéose de l’esprit scientiste. On retrouve chez Holmes ce goût pour la compilation et la classification des données qui en fait le fils d’Auguste Comte, de Stuart Mill et de Darwin. Sherlock Holmes apparaît pour la première fois dans Une étude en rouge , en 1887. À la demande du public, les romans et nouvelles qui paraissent dans le Strand Magazine durent à nouveau mettre en scène Holmes. Mais Doyle, lassé d’un personnage aussi encombrant (sa préférence allait au roman historique), essaya de le faire mourir dans Le Dernier Problème (The Memoirs of Sherlock Holmes ). Devant le flot des protestations, il lui fallut se résigner à le ressusciter. Au total, le cycle comprit, entre 1887 et 1927, quatre romans et cinquante-six nouvelles. Grâce à Conan Doyle, la vogue du roman policier allait vite s’étendre. Dans le domaine de la littérature populaire, Holmes trouve un digne émule en Nick Carter, héros du dime-novel , de la littérature à dix cents. Jean Ray continuera la tradition, avec Harry Dickson. À un niveau supérieur, on trouve le docteur John Thorndyke, créé par Austin Freeman en 1907 dans L’Empreinte rouge (The Red Thumb Mark ), premier d’un cycle de dix volumes. Plus haut encore, c’est le père Brown, détective du bon Dieu, imaginé en 1910 par le romancier et philosophe Gilbert Keith Chesterton (La Sagesse du père Brown [The Wisdom of Father Brown ], L’Innocence du père Brown [The Innocence of Father Brown ]...), cinquante et une nouvelles rassemblées de 1910 à 1934 en cinq volumes. Ce qui caractérise Brown, petit prêtre au visage rond et plat, c’est sa pratique du sacrement de la confession (le Hitchcock de I Confess est déjà là): elle lui assure une excellente connaissance des ruses criminelles. «Ces choses s’apprennent. Ce qui ne peut se faire à moins d’être prêtre. Les gens viennent et se racontent.» Citons aussi le savant Van Dusen dont la devise est: «Logique, logique, logique...», et qu’invente Jacques Futrelle (La Machine à penser ), le Martin Hewitt de Morrisson et, surtout, Gaston Leroux. Son personnage le plus connu, Rouletabille, naît en 1907. Leroux, issu d’un milieu aisé, chroniqueur judiciaire et grand reporter, entend battre Poe et Doyle sur leur terrain. Il écrit Le Mystère de la chambre jaune . Reprenant le problème du local clos, il ne laisse cette fois aucune ouverture permettant à un singe ou à un serpent de passer. Il situe la solution dans une autre perspective, celle du temps. Les cris entendus n’accompagnent pas mais suivent l’agression. Le détective qui résout l’énigme est un pigiste au journal L’Époque , Rouletabille, qui, comme Dupin ou Holmes, fait appel au «bon bout de la raison».Conan Doyle avait produit avec Holmes un personnage dont la postérité ne devait pas s’éteindre. Le Philo Vance de Van Dine (La Mystérieuse Affaire Benson [The Benson Murder Case ], en 1923, L’Assassinat du canari [The Canary Murder Case ], en 1927...); les trois justiciers d’Edgar Wallace; Hercule Poirot, policier belge d’Agatha Christie; lord Peter, de Dorothy Sayers; l’inspecteur French, de Crofts; Ellery Queen (pseudonyme de deux cousins, Lee et Dannay), qui apparaît en 1929 avec Le Mystère du chapeau de soie , et dont les aventures constituent un véritable cycle; l’avocat Perry Mason, cher à Earle Stanley Gardner; l’homme aux orchidées, Nero Wolfe, de Rex Stout: autant de descendants de Sherlock Holmes qui luttent victorieusement contre le crime.Il arrive que le détective soit une femme (miss Marple, d’Agatha Christie), un Chinois (le célèbre Charlie Chan, imaginé par Earl derr Biggers, connu surtout pour ses fausses citations de Confucius, du type: «Un homme sans ennemi est comme un chien sans puces») ou un Japonais (Mr. Moto, de John Marquand). N’oublions pas le séduisant Mr. Wens, créé par Steeman et auquel Pierre Fresnay devait prêter ses traits à l’écran, Bulldog Drummond de Sapper, l’avocat Prosper Lepicq dans les romans pleins d’humour de Pierre Véry, et le journaliste Doum lancé dans d’étranges enquêtes par Jean-Louis Bouquet, sans négliger frère Boileau d’Ouvrard, le juge Allan de Noël Vindry, et le commissaire Gilles, de Decrest. Le plus illustre demeure, bien sûr, le commissaire Maigret, policier de la P.J., le pas pesant, la pipe à la bouche, nourri de sandwiches et de bière, tel que l’a imaginé Simenon, et qui fait ses débuts dans Pietr le Letton , en 1931, un an après la mort de Conan Doyle. Point de raisonnement, de déduction savante chez Maigret, mais un effort pour comprendre la crise, le plus souvent psychologique, qui a conduit au drame.De la défense de la société on est passé à la compréhension du criminel, mais le policier est toujours là, tout à la fois énergique et humain. Ses aventures conservent, même chez Simenon, une facture classique. Au départ, une énigme: la solution apportée sera logique mais inattendue pour le lecteur. Une règle reste assez suivie: le lecteur et le policier doivent avoir des chances égales de trouver la clé du mystère.Des collections se créent: Le Masque, en 1927, qui accueille Agatha Christie, Steeman, Sax Rohmer, Valentin Williams, Léon Groc..., et l’Empreinte, en 1929, avec John Dickson Carr, qui ne dédaigne pas le fantastique, Crofts, Biggers, Ellery Queen...Le criminelEn 1892, la France est touchée par une vague d’attentats anarchistes. Un an plus tard, Vaillant jette une bombe dans la salle des séances de la Chambre des députés. Des noms deviennent familiers au public: Ravachol, Bonnot et sa sinistre bande... Une nouvelle peur saisit les possédants. Alors paraît, en 1911, Fantômas:Allongeant son ombre immenseSur le monde et sur Paris,Quel est ce spectre aux yeux grisQui surgit dans le silence?Fantômas, serait-ce toiQui te dresses sur les toits?Qui est Fantômas? «Rien et tout», «Personne mais cependant quelqu’un», «Enfin, que fait-il ce quelqu’un? Il fait peur.» Ainsi est présenté par ses auteurs, Pierre Souvestre et Marcel Allain, celui qui se définit comme «le maître de tout». Fantômas est le génie du mal. Et lorsqu’il disparaît en mer, dans La Fin de Fantômas en 1913, la France pousse un soupir de soulagement. Pas pour longtemps... Léon Sazie invente un autre génie du mal, Zigomar, tandis que Bernède imagine Belphégor, le fantôme du Louvre, et que Gaston Leroux crée Chéri-Bibi, le féroce bagnard marqué par le destin («Fatalitas!», dit-il en toute occasion), descendant indirect du Rocambole de Ponson du Terrail.Mais on a vite découvert que, par son caractère individualiste, l’anarchiste ne mettait guère en péril la société. Du coup, il parut même sympathique, et l’intérêt des auteurs de roman policier se déplaça souvent du justicier vers le criminel. Beau-frère de Conan Doyle, Hornung avait ouvert la voie en lançant l’anti-Holmes, le gentleman-cambrioleur Raffles, qui aura pour disciples le Loup solitaire de Vance et le Saint de Leslie Charteris.Inspiré par l’anarchiste Marius Jacob qui ne tuait pas mais volait les riches pour le plus grand profit des organisations libertaires, voici que paraît en 1905, dans Je sais tout , Arsène Lupin, qui deviendra bientôt aussi populaire que d’Artagnan. L’éditeur Lafitte réussit à convaincre l’auteur Maurice Leblanc de donner une suite aux aventures de ce sympathique cambrioleur que frac et monocle transformaient en homme du monde accompli sur les couvertures des fascicules que dessinait Léo Fontan. Il défiait la société mais sans les démonstrations sanglantes de Fantômas ou le côté mal élevé des Pieds Nickelés. Il eut en conséquence de nombreux imitateurs. Edgar Pipe d’Arnould Galopin; Samson Clairval de Didelot; le Pouce, l’Index et le Majeur de Jean Le Hallier. Ce n’est plus le chasseur mais le gibier qui va compter dans un type de roman «criminel» où l’énigme s’efface devant «la traque» et les efforts de l’assassin pour s’échapper. À cet égard, Francis Iles (alias Anthony Berkeley Cox) ouvre la voie avec Complicité (Malice Aforethought ) – histoire d’un médecin assassin –, en 1931, et Préméditation (Before the Fact ) – l’assassin vu par sa victime – l’année suivante. Le procédé débouche sur le «suspense» où vont exceller des auteurs aussi différents que William Irish (Lady Fantôme , 1942; La Sirène du Mississippi [Waltz into Darkness ], 1947; J’ai épousé une ombre [I Married a Dead Man ], 1948), Boileau et Narcejac ou Patricia Highsmith.Ni bons ni méchantsLe roman policier semblait figé dans un manichéisme fort simple entre bons policiers et méchants bandits lorsque Dashiell Hammett et Raymond Chandler firent éclater le genre. Suivant d’une année La Moisson rouge (Red Harvest ) et Sang maudit (The Dain Curse ), parut, en 1930, Le Faucon maltais (The Maltese Falcon ). L’ouvrage marquait une rupture non seulement avec le style anglo-saxon classique mais avec les règles morales du genre. Ancien détective privé à l’agence Pinkerton, Hammett était sans illusions sur les hommes, même s’il fut lié avec les milieux de la gauche américaine. Son héros, Sam Spade, est, selon la formule d’Ellery Queen, «un sauvage qui ne renonce pour rien au monde à appeler un chat un chat».Chandler ira plus loin encore avec Marlowe (Le Grand Sommeil [The Big Sleep ], 1939). Le privé désabusé et cynique qui évolue aux confins de la légalité est, chez Chandler, un raté qui mène son enquête dans un univers de policiers corrompus et de requins de la finance. Dans divers écrits théoriques et dans ses lettres, Chandler s’est élevé contre le policier classique réservé «aux vieilles dames des deux sexes ou sans sexe du tout». Son monde est «celui où personne ne peut marcher tranquillement le long d’une rue noire, parce que la loi et l’ordre sont des choses dont on parle mais qu’on ne met pas en pratique». Après Le Grand Sommeil , le cycle Marlowe comprend Adieu ma jolie (Farewell my Lovely , 1940), La Grande Fenêtre (The High Window , 1943), Fais pas ta rosière (The Little Sister , 1949), Sur un air de navaja (The Long Good-Bye , 1953) et Charade pour écroulés (Play Back , 1958).Le succès de Chandler et de Hammett a fait oublier l’un des meilleurs connaisseurs de la pègre américaine: William Riley Burnett, auteur du Petit César (Little Caesar ), en 1929, récit de l’ascension et de la chute d’un «ennemi public», puis d’Asphalt Jungle . Style sec, dépouillé, brutal, mal compris lors de la sortie en raison du réalisme qui imprègne ces œuvres. Chandler le répète: «Les personnages, le cadre et l’atmosphère doivent être réalistes. Il doit s’agir de gens réels dans un monde réel...» Mais il ajoute: «La solution du mystère doit échapper à un lecteur raisonnablement intelligent.» L’énigme passe donc au second plan.Le roman «noir» va vite s’imposer: James Cain (The Postman Always Rings Twice [Le facteur sonne toujours deux fois ], en 1934; Double Indemnity [Assurance sur la mort ], en 1936), Horace Mac Coy (No Pocket in a Shroud [Un linceul n’a pas de poches ], 1937), John Latimer (Lady in the Morgue [Quadrille à la morgue ], 1936), parce qu’ils seront considérés comme de grands écrivains, donneront des lettres de noblesse au roman hard-boiled , mais il aura fallu des intermédiaires sachant toucher un public populaire comme James Hadley Chase (No Orchids for Miss Blandish [Pas d’orchidées pour miss Blandish ], 1939) et avant lui Peter Cheyney (qui imagine Lemmy Caution dans This Man Is Dangerous , en 1936). Chase et Cheyney sont les best-sellers en France de la Série noire, collection fondée en 1945 par Marcel Duhamel en réaction contre Le Masque et qui accueillera Jim Thompson, Ross MacDonald, David Goodis, Westlake, Chester Himes, McBain, Pronzini, Andrea. N’oublions pas Mickey Spillane, «hors Série noire», dont la brutalité, le goût pour le sexe et la violence font sensation dans J’aurai ta peau (I the Jury ) où il impose le détective Mike Hammer, policier de choc, «au permis de tuer». Il suffit de comparer les œuvres de Spillane et «les affaires classées» de Roy Vickers ou les enquêtes des romans de Patrick Quentin (pseudonyme d’un tandem Webb-Kelly), sans parler d’Agatha Christie, pour mesurer l’évolution que connaît alors le roman policier.L’école françaiseL’influence du roman américain s’est particulièrement fait sentir en France; mais les vrais pères du «néo-polar» furent sans aucun doute Léo Malet, ancien surréaliste et créateur de Nestor Burma, détective bohème et cynique qui enquête dans les différents arrondissements de Paris, et Frédéric Dard, le père de San Antonio, véritable Rabelais du roman policier, dont les jongleries verbales ont fait l’admiration de la Sorbonne.Si Hubert Monteilhet (Les Pavés du diable , 1964), Dominique Fabre (Un beau monstre , 1968), Charles Exbrayat, Fred Kassak, Sébastien Japrisot, Louis Thomas (Les écrits restent , 1969), ou le tandem Viard-Zacharias (La Bande à Bonape ) restent classiques, comme en définitive José Giovanni et ses histoires de gangsters, de nouveaux auteurs comme Manchette (Nada , 1972), Siniac (La Câline inspirée , 1981), Jaouen (qui va très loin dans la peinture de l’abjection avec La Mariée rouge , 1979), A.D.G. (qui propose une bonne peinture de la province), Demouzon, Delacorta (Diva ), Alexandre Varoux, Vautrin (Billy-ze-Kick , 1974), Ryck et, surtout, Michel Lebrun, tout à la fois auteur d’une extrême fécondité et chroniqueur irremplaçable (il publie chaque année l’Almanach du crime , qui recense tous les livres parus, et anime la revue Polar ), bouleversent les règles du genre: l’histoire se modifie, change de décor, rôde autour des H.L.M., s’intéresse aux chômeurs et aux écologistes, prend pour héros des terroristes ou des C.R.S. et pour thème, par exemple, le passé de l’ancien secrétaire général d’un grand parti de gauche.L’éclatement d’un genreOn peut caractériser ainsi les tendances actuelles du roman policier:– Un goût affirmé pour les «œuvres complètes», sous forme de gros volumes: la collection Bouquins accueille «tout» Conan Doyle, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Léo Malet..., Le Masque, «tout» Steeman, Carr, Agatha Christie..., Presses de la Cité, «tout» Simenon (27 vol.), et Fayard, les enquêtes du commissaire Laviolette, de Pierre Magnan.– Une féminisation du genre: la succession d’Agatha Christie est assurée par d’étonnantes «tricoteuses de polar» qui ont nom Ruth Rendell (qui connaît d’énormes tirages dans les pays anglo-saxons), P. (Phyllis) D. (Dorothy) James (qui flirte parfois avec la science-fiction, comme dans Les Fils de l’homme ), Mary Higgins Clark...– À la suite du succès du Nom de la rose d’Umberto Eco se développe le roman policier à caractère historique. Beaucoup de femmes, également, parmi les auteurs. Arlette Lebigre écrit Meurtres à la cour du Roi-Soleil , car il ne faut pas oublier qu’elle est avant tout historienne. Ellis Peters imagine les enquêtes, vers l’an de grâce 1140, du moine Cadfael (prononcer Kedveille) dans le Shropshire. Anne de Leseleuc invente l’avocat gaulois Marcus Aper, redoutable investigateur.– Le monopole franco-anglo-saxon vole en éclats sous l’effet de nouveaux auteurs venus de Suède (Sjöwall et Wahlöö), d’Espagne (Manuel Vasquez Montalban), de Hongrie. L’influence de Borges, grand amateur du genre, se fait sentir dans des œuvres telles que Le Tableau du Maître flamand d’Arturo Perez-Reverte.– On renouvelle le genre en faisant appel à des animaux: après le chien, le chat policier (les chats siamois Koko et Yom de L. Jackson Braun).Malgré un léger déclin, les ventes demeurent importantes. Le prix du Quai des Orfèvres 1994 (Une belle garce , de J.-L. Viot), traditionnellement publié par Fayard, s’est vendu à soixante-dix mille exemplaires.Qu’y a-t-il de commun entre l’humoriste américain Fredric Brown et Albert Simonin, grand spécialiste de l’argot, entre Bernanos (Un crime ) et Graham Greene, entre le diplomate écossais John Buchan et l’essayiste français Claude Aveline (L’Abonné de la ligne U , sinon d’avoir écrit des romans policiers? Preuve de l’extraordinaire diversité d’un genre qui jongle aussi bien avec le rationnel qu’avec l’imaginaire, utilisant toutes les structures du romanesque et les faisant voler en éclats, un genre dont les ressources semblent inépuisables et qui nous promet encore de nombreuses nuits blanches.
Encyclopédie Universelle. 2012.